top of page

LES CONFÉRENCES

MÉMOIRE et HISTOIRE (suite et fin)

IV    Mais c’est dans des manifestations plus sobres et non moins réflexives, que la question de l’usage que l’on fait de la mémoire va prendre forme, au cours des vingt dernières années. La tradition du monument commémoratif, largement contestée, abandonnée même, va ressurgir au cours des années quatre-vingt, mais sous une forme plus conceptuelle. L’exemple du « monument aux vivants » de Jochen Gerz est assez symptomatique. (DIAS) Au cœur du Périgord, dans la toute petite commune de Biron, de moins de deux cent habitants, un ancien monument aux morts, effacé par le temps et l’oubli, fait l’objet d’une commande publique, afin d’être remplacé. L’artiste retenu est allemand, ce qui n’a pas manqué de soulever quelques débats. Son choix artistique, loin de bouleverser la forme traditionnelle du monument aux allures d’obélisque, va dans un premier temps être calqué sur l’original. C’est le fonctionnement symbolique et l’usage du monument qui vont être modifiés. Il le nommera « Monument aux vivants ». À la place des noms des morts, gravés initialement sur une plaque commémorative, Gerz place sur la pierre, des plaques émaillées portant les réponses des habitants, toutes différentes, à une question restée secrète.

 

À la lecture des réponses, il est possible que la question ressemble à celle-ci : « Qu’est-ce qui est assez important à vos yeux pour accepter de mourir ? » La question, Gerz a choisi de la confier à un couple, qui en est le gardien, et la pose à chaque habitant de Biron atteignant la majorité. Ainsi les réponses évoluent avec le temps, peut être cessera-t-on d’y répondre, et le monument deviendra à nouveau, un monument aux morts. Les vivants, ceux qui se prononcent du moins, assument leur parole en la voyant gravée sur une plaque, aux yeux de tous, et assurent le prolongement d’une mémoire commune, autour de laquelle, les avis peuvent diverger, se contredire et même cesser d’être exprimés. Ce refus de clore l’œuvre sur elle même, est un refus de figer la mémoire dans une forme institutionnelle hermétique à toute pensée. Les souscriptions publiques, au XIX° et lors de la première guerre mondiale, affirmaient que la responsabilité de la création d’un monument devait être répartie, entre l’artiste, les commanditaires et les souscripteurs. Le souscripteur, par son acte responsable faisait en quelque sorte corps avec le monument. Gerz, en fin de compte, ne fait que perpétuer cette tradition.

(DIAS)

Deux autres monuments du même artiste développent plus avant cette relation responsable à la mémoire, qui accepte et intègre même l’idée de la disparition de la mémoire, de son enfouissement. Le premier, réalisé à Hamburg, dans le quartier de Harburg, fut constitué d’une tour d’acier, de section carrée et recouverte d’une feuille de plomb suffisamment épaisse pour qu’on y puisse graver sa signature, signe d’approbation de la déclaration suivante, laissée sur place par l’artiste et sa femme : « Nous invitons les citoyens de Harburg et les visiteurs de cette ville à ajouter ici leurs noms aux nôtres. Cela doit nous inciter à être et demeurer vigilants. Au fur et à mesure que les noms couvriront cette colonne de 12 mètres, elle s’enfoncera progressivement dans le sol. Un jour elle aura complètement disparu et la place du Monument de Harburg contre le fascisme sera vide. » Le monument disparu totalement de la surface entre le 10 octobre 1986 et le 10 novembre 1993. Il s’agit d’un exemple de ce que l’on nomme en allemand un Mahnmal, un monument qui rappelle un passé négatif et vise à empêcher sa répétition. L’autre terme est Denkmal, il désigne davantage les monuments traditionnels visant à se souvenir.

 

(DIAS) Le monument, à présent enfoui dans le sol, sorte de tombeau commun à chacun et à l’histoire, demeure visible par une ouverture assez mince dans le sol. Ce qui est écrit est écrit, ce qui est dit est dit, ce qui fut fait le reste. Le monument laisse bien sûr un goût de trop peu, une exposition trop brève, sa visibilité ayant été condamnée dès son inauguration. Mais ce sentiment de manque est aussi ce que l’artiste voulait provoquer.

 

(DIAS) Le second est plus précis encore, directement condamné à l’invisibilité.  Ce troisième exemple contraste avec les précédents dans la mesure où il ne relève pas de la commande publique officielle. Dans la ville de Sarrebrück, sur un chemin pavé menant au parlement, Gerz a choisi d’intervenir clandestinement, avec ses étudiants. L’idée retenue fut celle d’inscrire sous un certain nombre de pavés le nom d’un cimetière juif de la région, disparu depuis la guerre, que cela soit dû aux nazis ou non. La nuit, les pavés étaient soustraits et remplacés par d’autres pour ne pas éveiller l’attention, et replacés par la suit, une fois gravés. Le travail, laborieux, le fut tout autant à cause des conditions de travail que des difficultés à obtenir la liste exacte des noms des cimetières. Même les autorités religieuses juives, étaient soit dans l’ignorance, soit réticentes, à l’égard de l’initiative. Sans avoir pu en prévoir le nombre exact au départ, le projet de Gerz s’arrêta après 2146 noms, inscrits sur autant de pavés, tous replacés à l’envers, face inscrite contre le sol, non repérables au milieu des 8000 pavés de l’allée.

L’homme politique, l’élu comme le citoyen de la ville ou le passant, empruntant cette allée, foule au pied, une mémoire exhumée et enfouie à nouveau, le temps d’un bref intervalle, nocturne, sans qu’aucune liste soit imposée, sans statue, sans plaque commémorative. L’acte peut tout aussi bien être oublié, invisible qu’il est, mais il est là, sous terre, comme les morts dans leur cimetière.

 

V Mon dernier exemple sera celui d’un monument, réalisé à Berlin, par Peter Eisenmann. Il s’agit du monument contre la Shoah. 

(DIAS)

Ce monument s'étend entre la porte de Brandebourg et la Potsdamer Platz, en plein cœur de Berlin, à 200 mètres du bunker de Hitler, où les derniers combats entre russes et allemands eurent lieu. Plus tard, c'est encore ici que se dressait le Mur coupant la ville en deux. Le monument est constitué de 2 711 stèles froides et lisses. Leur alignement glacial peut évoquer la planification méthodique de la Shoah, tandis que le tracé accidenté et tourmenté du terrain donne au visiteur la sensation de se déplacer dans un univers chaotique et sur un sol qui se dérobe. Le monument est censé susciter l’effroi et la compassion.

Le projet a été pensé dans le cadre de la célébration des soixante ans de la fin de la guerre, et de la libération des camps d’extermination. Ce projet devait être une réponse au risque de voir disparaître les derniers témoins de cette période, avant qu’un grand monument national allemand soit édifié, pour rappeler toute l’horreur de  l’entreprise nazie. Un centre de documentation en sous-sol où l'on peut suivre les destinées de 15 familles juives d'Europe (polonaise, ukrainienne, lituanienne, grecque, française, etc.) a été ajouté au projet initial, malgré l’opposition de l’architecte qui voulait un lieu sans informations. Le nombre des stèles n’a aucune valeur symbolique et aucun rapport non plus avec le nombre des victimes.

SALLE DES FAMILLES

Se basant sur le destin de 15 familles juives, cette salle présente différents univers sociaux, nationaux, culturels et religieux. L’histoire de ces familles reflète toute la richesse de la culture juive en Europe avant l’Holocauste. Les photos et les documents personnels témoignent de la dissolution, de l’expulsion et de la destruction de ces familles et de leurs membres.

 

SALLE DES NOMS ET PAGES DE TÉMOIGNAGE DE YAD VASHEM

Dans la troisième salle d’exposition, sont lus les noms et les biographies succinctes de Juifs originaires de toute l’Europe assassinés. Lire les noms et la biogra­phie de toutes les victimes sous cette forme prendrait à peu près six ans, sept mois et 27 jours. Afin d’éviter les répéti­tions, les noms ne sont pas classés par ordre alphabétique. Dans le hall situé derrière la salle, les visiteurs ont accès à la banque de données des noms du mémorial Yad Vashem en Israël, dont les « pages de témoignage » et leurs plus de trois millions d’entrées permettent d’effec­tuer des recherches individuelles.

SALLE DES LIEUX

L’assassinat des Juifs est exposé ici dans son étendue géo­graphique, à l’échelle de l’Europe entière. Des films et des photos historiques présentent à titre d’exemple 200 lieux de persécution et d’extermination des Juifs d’Europe et d’autres groupes de victimes, dont des sites d’exécution massive, des camps d’extermination et de concentration, des ghettos, des itinéraires de déportation et des marches de la mort.

 

PORTAIL DES SITES DE LA MÉMOIRE

La visite se termine par un portail des sites de la mémoire. Des terminaux permettent de prendre connaissance de l’actualité dans les sites historiques ainsi que des institutions de recherche dans toute l’Europe. On peut le comprendre aisément, l’actuel site du monument est très éloigné du projet de l’architecte qui prétendait fuir le symbolique et l’informatif à la fois. Concernant le devenir du monument, l’architecte Peter Eisenmann assure que les éventualités d’une altération du lieu, de sa démolition même, ne l’inquiète pas vraiment. Question du journaliste : Maintenant que le monument est terminé et ouvert au public, il ne se passera sans doute pas longtemps avant que la première croix gammée soit bombée dessus.

Eisenman : « Cela serait-il une mauvaise chose ? J’étais contre le revêtement anti-graffiti depuis le début. Si une croix gammée est peinte sur lui, c’est le reflet de ce que le peuple pense. Et si elle reste là, c’est le reflet du sentiment du gouvernement allemand au sujet des gens qui peignent des croix gammées sur le monument. C’est une chose sur laquelle je n’ai aucun contrôle ensuite. Quand vous rendez un  projet aux clients, ils en font ce qu’ils veulent. C’est leurs affaires et ils occupent votre travail. Vous ne pouvez leur dire quoi faire avec. Si ils veulent enlever les pierres demain, honnêtement, c’est bien. Les gens vont pique-niquer dans le champ. Les enfants y joueront à faire des tags . Des mannequins de mode viendront y travailler et des films y seront tournés. J’imagine aisément un espion les observant au bout du champ. Que puis-je en dire ? Ce n’est pas un lieu sacré. » Le détachement d’Eisenmann, réel ou feint, peut poser problème. Son monument, tout en prétendant nier tout symbolisme, est une mise en scène spectaculaire, un champs de stèles, dont il ne voudrait pas qu’elles rappellent un cimetière. Pour éviter la surcharge de sens et une lecture trop immédiatement  symbolique, il était opposé à l’idée d’un centre de documentation souterrain, il voulait créer un lieu sans information. De son propre aveu, il reproche à son travail une allure trop esthétique, trop belle. Mais qu’attendait-il de l’effet produit par celui-ci? Qu’il assure à lui seul la tâche de faire ressentir, de comprendre, sans texte, sans image, sans symbole, toute la dimension de l’horreur ? L’œuvre d’art in situ, d’un design minimaliste et  puriste, signifie-t-elle par elle même ? Cette intention est-elle vraiment compatible avec son peu d’attachement manifesté à voir le monument conserver son intégrité plastique et donc sémantique ? L’architecte prétend avoir dédié son monument au peuple allemand, et s’il ne fut en fin de compte pas dédié à l’ensemble des communautés victimes de l’holocauste, c’est pour ne pas nier la singularité de l’extermination des juifs d’Europe. Eisenmann était opposé à l’utilisation d’un produit anti-graffiti, pourtant appliqué sur les stèles depuis. Il y a donc un désaccord de taille, entre le projet de l’architecte et l’appropriation par la ville, du monument. Ce produit anti-graffiti a été l’occasion d’une dernière polémique violente au sujet de ce monument. En effet, la société Degussa produisant l’agent chimique, censé garantir les stèles de toute inscription néo-nazie, les plus craintes évidemment, fabriquait durant la seconde  guerre mondiale le Zyklon B, gaz utilisé dans les chambres des camps de la mort. Aujourd’hui, Eisenmann est retourné à ses premières amours, la construction de stades de football américain.

 

Une affiche géante, dont le texte détournait des thèmes négationnistes, a été enlevée le 10 août 2001, à Berlin, après trois semaines de polémique, du mur qui l'accueillait, au sud de la porte de Brandebourg. L'affiche était l'un des éléments d'une campagne lancée en Allemagne pour financer le futur Mémorial dédié aux victimes juives du nazisme. L'affiche de cette campagne était déclinée également sous forme d'affiches de taille normale, de cartes postales et d'annonce dans les journaux, elle montrait un paysage alpestre de lacs et de montagnes barré du message "l'Holocauste n'a jamais eu lieu". Le passant devait faire l'effort de lire un texte écrit en petits caractères en bas de l'affiche pour comprendre qu'il s'agissait en fait d'un message au second degré destiné à recueillir des fonds pour la construction, à Berlin, du Mémorial à la mémoire des juifs assassinés d'Europe.

"Ils sont toujours beaucoup à prétendre cela, et ils pourraient bien être plus nombreux encore dans 20 ans. Faites un don pour le monument à la mémoire des juifs d'Europe assassinés", invitait ce texte signé de la Fondation pour le Mémorial. En Europe, une pétition contre cette ”campagne insensée”, fut initiée notamment par l’historien Pierre Vidal-Naquet. Elle est pour moi le signe qu’il est particulièrement difficile de s’assurer de la manière dont sera perçue une initiative de ce type, aussi louables qu’en soient les intentions. La confusion des genres est extrême aujourd’hui, la mémoire n’a jamais été aussi volatile et autant affirmée en même temps, par le jeu culturel et commercial des commémorations en tous genres. Chacun se pense informé en temps réel, par le jeu trompeur des moyens d’informations, des événements qui doivent ou devraient se changer en jalons de notre mémoire. Rien de plus banal, de fait, que de réaffirmer la banalisation de l’histoire et de la gravité des faits qui la jalonnent, et d’en imputer la responsabilité aux médias. L’excès d’information ou son contraire n’aboutissent visiblement qu’à brouiller les pistes, et expriment avant tout notre rapport à l’histoire, y compris à l’histoire de l’art, bien plus que l’histoire elle-même.

 

CONCLUSION 

Figurer un vide, un creux, un manque ou une absence, semble être la réponse post-moderne à cette autre figuration, celle du trop plein des représentations surchargées, allégoriques et moralisatrices du passé. Mais il y a probablement un risque à considérer cette forme du monument qui se nie, comme le seul signe possible que notre temps peut inscrire, pour nommer l’innommable, représenter l’irreprésentable. Ce risque, me semble-t-il, consiste en l’élaboration paradoxale d’une esthétique, même minimaliste, épurée comme un concept, qui devient un enjeu culturel et prend place dans un commerce de la mémoire, touristiquement viable. Le sentiment que nous éprouvons, confrontés au vide et à l’absence, clairement manifesté par ces monuments et contre monuments, est-il en fin de comptes tellement différent de la compassion théâtralisée, pathétiquement ostentatoire des monuments de la Guerre de 1914 ? Ces images de Piétà nous exhortaient-elles pas à la compassion, à l’amour entre les peuples, entre les mères qui pleurent les même fils ? L’histoire est celle que l’on écrit, celle qu’écrivent les vainqueurs jusqu’à ce que les vaincus se souviennent, s’il reste parmi eux des témoins. Les manuels scolaires, d’une manière sans doute plus efficace que tout monument sur la place publique, font travailler les consciences ou les condamne à l’oubli, voire les conforte dans l’intransigeance et le racisme. Si l’on faisait le tour des manuels d’histoire sur la planète, on y découvrirait sans doute les signes que les conflits de demain sont déjà en gestation.

 

Mais il m’est venu une idée en discutant avec un ami il y a deux jours. Notre jugement était très sévère et ironique quant il s’agissait de considérer l’ensemble des productions historicisantes du XIX° et des débuts du XX°, qu’il s’agisse d’architecture ou de monument à prétention artistique. Ce jugement s’appuyait sur l’incapacité notoire de l’époque, à se défaire de l’imitation et des jeux incessants de citations des modèles classiques et antiques, des emprunts mal assumés, des tentations esthétiques vaines et décoratives d’un siècle qui n’en finissait pas de finir. Puis il est apparu dans notre conversation, que les signes majeurs de ce qui constitue l’art de notre temps, se manifestent à travers un recyclage de tous les aspects essentiels de la modernité des débuts du siècle précédent. De citations, ces édifices et ces monuments récents, en sont saturés. D’hommages rendus aux penseurs de l’abstraction, de la stylisation et du purisme formel, il s’en compte par centaines, et nous ne cessons de nous référer aux artistes conceptuels et minimalistes de l’après guerre. Alors je pose cette question simple : serions-nous tout autant empêtrés dans les vestiges formels et esthétiques de notre histoire que l’étaient les historicisants objets de nos moqueries ?

 

 

Christophe Cirendini,  lundi 24 mars 2008

bottom of page