CPES.CAAP
Classe Préparatoire aux Etudes Supérieures
Classe d'Approfondissement en Arts Plastiques
Lycée Simone Veil
LES CONFÉRENCES
CONFÉRENCE du 14 novembre 2006, Centre International de Valbonne
dans le cadre de SOPHIA-CONFÉRENCES*
Intervenant : Christophe Cirendini, professeur agrégé d’arts plastiques au Lycée régional de Valbonne
Public : Classes préparatoires HEC
LE CORPS RÉ-INVENTÉ
(iconographie non disponible)
INTRODUCTION
Le modèle d’un corps unique, érigé en symbole de notre désir d’idéal, unitaire autant que fantasmé, après la réconciliation rêvée de la chair et de l’esprit, hante la représentation depuis un temps déraisonnable. Ce corps est mû par une raison supérieure qui maintient la chair et l’esprit dans une prison paradoxale où répulsion et réconciliation se le disputent pour tendre vers un idéal. À une représentation formelle, harmonieuse et lisse, tendant vers la perfection divine, les artistes
ont régulièrement opposé depuis la Renaissance une réalité nuancée, révélant la souffrance de la chair, la blessure mais cela ne fut jamais sans laisser entrevoir un possible salut, une rédemption prochaine. En bref, depuis longtemps, le corps immanent n’est acceptable qu’en regard d’un corps transcendant qui lui pré existe où vers lequel il tend. Le corps donc, objet de tant de canons esthétiques depuis l’Antiquité, a longtemps affiché sa perfection formelle ou spirituelle, donnant de ses apparences multiples une dimension symbolique maîtrisée, en accord avec une idée supérieure du Beau dont il est porteur.
Et quant il était montré soufrant, difforme, atteint dans sa chair c’était à des fins de persuasion paradoxale. Il fallait, qu’au-delà des limites de notre propre corps, de notre chair morte et de notre carcasse il demeure une perfection à atteindre, dans un monde lumineux, idéel et idéal, où demeure un salut possible. Cela ne signifie aucunement que l’artiste ne s’interrogeait pas sur le pendant de toute représentation formelle du corps, à commencer par les contraintes de ses organes, la fragilité de
sa chair, la blessure ou la pourriture, mais la représentation du corps était sous étroite surveillance. Ce sens de la pourriture et de la défiguration avait un rôle de repoussoir idéologique, exhibé au cours du Moyen Age pour dissuader les foules incultes de suivre un autre chemin que celui que la Religion dessinait, seule à garantir un salut pour l’âme. On pourra noter que c’est bien souvent dans la représentation des Enfers, que paradoxalement, la peinture occidentale a offert une source de délectation bien supérieure au spectacle béat du Paradis et de son ordre paisiblement ennuyeux. Qu’il s’agisse du Jugement Dernier de Michel Ange ou des toiles de Bosch, notre intérêt esthétique est vite débordé par la fascination pour les
représentations des extrêmes. La réalité organique du corps, montrée pour elle-même par le biais des anatomistes, dans une
interrogation scientifique qui défiait l’autorité religieuse en son temps, fut une étape essentielle dans cette vision nouvelle du corps. La représentation du corps ne pouvait qu’en subir de profondes modifications. L’imagerie médicale photographique, née avec les radiographies à la fin du XIX°, n’a cessé de modifier la perception des limites de notre corps. La découpe en lamelles auquel procède le scanner, la résonance magnétique ou encore aujourd’hui la nano-chirurgie et la génétique, dans
leur particularisation du corps perçu comme un terrain, ont radicalement bouleversé notre perception de celui-ci et les représentations qui l’accompagnent. À cette fragmentation du corps, que la connaissance scientifique impose dans la série de processus qu’elle met en oeuvre, s’ajoute l’expérience planétaire du massacre technologique : du gaz utilisé dans les tranchées de Verdun, aux crématoires d’Auschwitz, de la torture électrique à la pluie noire atomique d’Hiroshima. Le corps d’abord instrumentalisé, défiguré, dénaturé a été nié jusqu’à l’effacement complet. Auschwitz, ce n’est pas seulement la mise à mort, c’est l’effacement des signes et des traces qui disent l’humain. Que peut l’art face à cela ? Est-il possible, comme le dit
Adorno, qu’une civilisation produise les camps d’extermination et de l’art ? Le corps, s’il n’est pas définitivement chose morte, est en lambeaux, exsangue, dispersé.
PARTIE I
Il serait possible d’écrire une autre histoire de l’art qui, dès le XVI°, n’a cessé d’interroger les limites de la représentation, et de montrer l’irreprésentable. Prenons pour exemple les premières leçons d’anatomie, qui par leur révélation scandaleuse, rendirent visible l’innommable, l’irreprésentable réalité du corps humain. Léonard de Vinci dans le réalisme obsédant de ses planches de coupes anatomiques, (DIA) sonde la nature humaine en combattant efficacement toute esthétique de l’idéal. Le regard scientifique porté sur le corps va offrir cette possibilité pour les artistes de dépasser les représentations formelles et de passer du doute à la contre proposition artistique. Ainsi, dès le XVIII° les représentations mentales du corps seront dépendantes d’un point de vue philosophique et médical à la fois, qui voit dans les atteintes au corps, les traces de la maladie et de la déformation, voire de la défiguration, une part inscrite dans le processus biologique et non plus un accident extérieur lié au destin ou au bon vouloir divin. Cf : La Naissance de la clinique, Michel Foucault
Ce désir de connaissance de soi qui n’a eu de cesse depuis la Renaissance de conduire l’homme à découvrir la complexité de sa nature, a placé les artistes devant une question pour le moins gênante : la représentation du corps doit-elle accompagner, souligner même cette investigation du vivant jusqu’à montrer l’irreprésentable qui siège en chacun de nous ? Les interdits moraux comme l’obéissance aux canons esthétiques porteurs d’un idéal de représentation soumis au Beau ont tenus le rôle de gardes fous et ont conduit à une réaction d’autant plus brutale qu’ils étaient efficaces.
À propos des leçons d’anatomie :
Celles-ci étaient réalisées dans une enceinte où le public payait pour assister à la levée du voilesur l’interdit, collectivement. (DIA) Rembrandt Van Ruijn Etudier le corps humain comme de la viande est en soi une idée qui choque nos représentations. Il suffit d’imaginer un instant le corps de toute personne que nous connaissons comme un amas de viscères et d’organes à peine retenus par l’ossature et l’épiderme pour vérifier à quel point notre représentation du corps ne peut se résoudre à considérer autrement l’enveloppe épidermique qu’à la manière d’un tout. Ainsi notre imaginaire sera-t-il toujours plus touché par les restes d’un visage de momie émacié, par ses quelques centimètres de peau tannée et grisâtre que par la vue d’un écorché qui ne nous évoque rien d’autre que la démarche scientifique qui l’a mis en scène et a encore moins de réalité
charnelle et organique qu’un étal de boucher. (DIAS) -planches anatomiques XVIII° La déformation, la défiguration, l’intériorité organique, la maladie vont constituer une véritable contre esthétique durant le XIX° s. par l’intermédiaire des romantiques, poètes, écrivains, peintres. La charogne constituant un idéal de beauté inversée, disons un idéal de laideur en soi.
Les cauchemars de Füssli ou de Goya, les tableaux de têtes tranchées de Géricault (DIA) la laideur des images qui leur sont associées n’attendent aucune guérison, mieux ils s’en passent scandaleusement, revendiquant crânement le territoire maudit dans lequel ils siègent. Géricault, qui a vécu et est mort véritablement pour cette oeuvre maudite, s’est appuyé sur le récit du
chirurgien rescapé du radeau pour élaborer son tableau, aidé également par un autre rescapé, le charpentier, qui a réalisé un modèle réduit du radeau pour l’atelier, et enfin aidé par les carabins d’un l’hôpital pour les pièces anatomiques. Les cadavres et les fragments étaient disposés dans son atelier d’où se dégageait une odeur de chair en décomposition abominable. Géricault peignit à la même période des têtes guillotinées, cheveux hirsute et poisseux, chairs cisaillées et gluantes,
en les regardant les yeux dans les yeux. Souvenons-nous de Honoré Fragonard, cousin du peintre Jean-Honoré Fragonard et des injections mystérieuses qu’il faisait à ses écorchés pour qu’ils adoptent une pose suggérant la vie. De sa méthode anthropotomique nous n’avons aucune trace écrite, mais il demeure quelques unes des milliers de pièces anatomiques qu’il réalisa durant neuf ans, et cette description résumée de la technique qu’il utilisa probablement :
le corps était plongé dans l’eau chaude pendant 3 à 8 heures pour qu’il se ramollisse... le corps était vidé ; le sang était refoulé manuellement par des incisions…des tuyaux souples permettaient de pousser les différents mélanges d’injection de cires colorées. Une fois le corps injecté, le préparateur le disséquait en isolant tous les muscles, les vaisseaux, les nerfs, les organes… La conservation de la pièce se faisait par dessiccation ; Fragonard devait les imbiber d’alcool à plusieurs reprises, puis les faire sécher rapidement dans les positions qu’il souhaitait. Cela nécessitait une certaine infrastructure pour les préparations de taille importante comme le “Cavalier de l’Apocalypse”. La pièce était maintenue dans une espèce de cadre, les muscles étaient tendus avec des fils, des épingles, des cartes ... Une fois séchée, la pièce était enduite de vernis et d’essence protectrice. Elle devait être régulièrement traitée contre les vers. (DIA) : « Le cavalier de l’Apocalypse »de Fragonard.
Évocation du célèbre tableau de Dürer, Ce cavalier tenait autrefois dans sa main droite des rênes de velours bleu qui passaient entre les mâchoires du cheval, tandis que sa main gauche saisissait un fouet. L’aspect macabre de la scène était renforcé par de petits foetus humains montés sur des moutons ou des foetus de chevaux, formant autour du “Cavalier de l’Apocalypse” une véritable armée.
Aujourd’hui encore, la polémique autour de l’activité du docteur allemand Günther von Hagens (DIA) relance le débat comme s’il s’agissait d’une nouveauté. L’exposition démonstrative des écorchés se change en exposition tout cours, elle a pour titre « Body Worlds ». Sont alors proposés au public, des mises en scènes d’écorchés auxquels, par un procédé d’injection de
silicone, la plastination, l’on fait adopter des postures mimant la vie : skate-boarder en plein saut, footballeur en action... Sur le site dédié aux travaux de cet anatomiste, figurent le formulaire dedonation de corps à côté des produits commerciaux habituels, t-shirts, mug, tapis de souris, porteclefs, posters et cartes postales. L’ambiguïté, telle qu’elle a été présentée au public et débattue à grand renfort de publicité pour et par l’auteur, réside dans le fait que l’on s’interroge sur le véritable statut de l’exposition : s’agissait-il d’oeuvres d’art, d’une imposture, de l’oeuvre d’un fou ? En quelques mots, qu’en est-il de ces scénographies ? Il n’y a ni puanteur ni vermine, aucun travail de décomposition cadavérique, pas de putréfaction, ses corps ne sont ni glaireux, ni liquides, ils sont secs, solides, propres, parfaitement immortels, placés au sein d’un agencement
inoffensif. De même que les techniques des tanathopracteurs dans les chambres mortuaires suppriment les odeurs, effacent bleuissements, verdissement, jaunissement de la chair en décomposition, Von Hagens donne du corps l’impression qu’il échappe à la décomposition, devient parfaitement aseptisé, pétrifié et que la mort n’est rien. Je me bornerai à me servir de ce phénomène pour une seule chose : avancer une hypothèse. Il est bien possible que notre représentation du corps ait été grandement modifiée pour qu’une exposition de ce genre ait pu aboutir à la question : est-ce de l’art ou pas ? Cette simple et sans doute vaine question n’aurait pas pu être posée devant les travaux de Fragonard à son époque. Je ne vais pas répondre par un historique exhaustif de toutes les modifications dans les représentations du corps depuis la fin du XIX° s. mais vais tenter de dégager deux ou trois points qui me semblent essentiels à partir de l’oeuvre de quelques artistes.